Alibis historiques ou exotiques
Le cinéma muet a souvent utilisé des cadres historiques ou exotiques pour représenter des éléments BDSM de manière voilée, permettant aux réalisateurs d’explorer des thèmes transgressifs tout en contournant la censure. Parmi les contextes qui servaient d’alibis pour justifier des scènes de domination, de soumission ou de sensualité intense, deux méritent plus particulièrement d’’être étudiés : les persécutions chrétiennes et la sorcellerie.
Les persécutions chrétiennes
Les films muets mettant en scène les persécutions chrétiennes ont souvent servi de prétexte pour des représentations visuellement chargées de souffrance et de domination, qui peuvent être interprétées comme des images sadomasochistes déguisées sous un vernis moral ou religieux. Ces films utilisaient des thèmes ostensiblement édifiants pour justifier des scènes spectaculaires et émotionnellement puissantes, où la douleur et la soumission étaient glorifiées.
Les martyrs chrétiens, souvent représentés attachés, fouettés, crucifiés ou livrés aux bêtes, deviennent des figures d’admiration et d’identification. Leur souffrance est mise en scène avec une attention particulière aux détails physiques, créant une esthétique où douleur et beauté se rejoignent. Bien que la nudité soit rarement explicite dans les films muets (sauf dans certaines œuvres italiennes), les corps, souvent en posture de vulnérabilité, sont filmés de manière à attirer l’attention du spectateur. Ces images évoquent une tension entre piété et fascination érotique.
Dans Cabiria (1914), les scènes de sacrifice au dieu Moloch, avec des captifs chrétiens livrés au feu, mêlent horreur et une fascination visuelle qui dépasse le simple cadre narratif.
Les martyres féminines occupent une place particulière dans cette dynamique. Des personnages comme Sainte Blandine ou Sainte Agnès sont souvent représentés comme des vierges subissant des tortures. Leur pureté exacerbée met en relief le contraste avec la violence qui leur est infligée, un trope qui peut évoquer des fantasmes sadomasochistes.
Les femmes attachées à des colonnes ou des croix, parfois vêtues de tuniques moulantes ou déchirées, renforcent une esthétique mêlant vulnérabilité et érotisme. Ainsi dans Quo Vadis ? (1913), Lygie, attachée à une croix et menacée par un taureau, devient une figure à la fois sacrée et sensuellement mise en scène.
Les persécuteurs païens de leur côté, souvent représentés comme des figures excessives et tyranniques (Néron, Caligula), incarnent des fantasmes de domination sadique. Les scènes où ils ordonnent des tortures ou assistent à des spectacles sanglants les montrent comme des maîtres de la souffrance. Les Romains, avec leurs armures brillantes et leurs attitudes impassibles, sont souvent opposés aux chrétiens vulnérables, soulignant une dynamique de domination qui peut séduire un public sensible à ces codes.
Du point de vue de la mise en scène, les grands films épiques du cinéma muet utilisent des techniques qui accentuent le caractère sadomasochiste implicite. Les scènes de fouet, de crucifixion ou de bêtes dévorant des chrétiens sont longues et soigneusement chorégraphiées. Les cadrages mettent en valeur les expressions de souffrance et les corps contraints, dans des positions qui évoquent parfois directement les pratiques BDSM modernes (liens, soumission,etc.). Les tortures sont souvent précédées d’une montée en tension dramatique, qui renforcent l’excitation (psychologique ou physique) avant le « climax » visuel.
Ces représentations fournissaient donc un alibi moral pour un plaisir interdit. Elles étaient tolérées car justifiées par un contexte religieux et édifiant. Le spectateur pouvait ressentir un mélange de fascination et de culpabilité, justifié par la sacralité du récit. Les cinéastes jouaient souvent sur la frontière entre le religieux et l’érotique, exploitant le potentiel visuel des récits de martyre tout en se protégeant derrière leur caractère moral.
En résumé, la représentation des persécutions chrétiennes dans le cinéma muet reflète une époque où les tabous sexuels étaient omniprésents, mais où le spectacle de la souffrance humaine pouvait servir d’exutoire à des pulsions inavouées. Si le cadre religieux donnait un alibi moral à ces représentations, elles n’en étaient pas moins vectrices de fantasmes latents.
La sorcellerie
La sorcellerie, avec son aura de mystère, de pouvoir occulte et de transgression,est un thème parfait pour explorer les dynamiques de domination et de soumission. Dans le cinéma muet, elle offre un prétexte narratif et visuel pour introduire des scènes de contrôle, de rituels mystérieux et de souffrance, souvent enrobées d’un cadre gothique ou fantastique.
Les cérémonies et les invocations de démons sont des cadres propices à l’imagerie BDSM. Les rituels incluent souvent des éléments tels que des chaînes,des cercles magiques ou des scènes de possession, créant une tension entre les personnages. Les scènes de sabbat mettent souvent en scène des danses ou des rituels où les participants adoptent des postures de soumission ou de domination.Les liens entre paganisme et libération des instincts sont souvent explorés dans ces moments.
La figure de la sorcière est souvent une femme puissante et indépendante,rejetant les normes sociales. Elle manipule les hommes ou se venge des oppressions, incarnant une forme de domination féminine.
Le meilleur exemple est évidemment Häxan / La Sorcellerie à Travers les Ages (1922) de Benjamin Christensen, film semi-documentaire qui explore les accusations de sorcellerie à travers l’Histoire. Certaines scènes montrent des sorcières prenant le contrôle dans des rituels macabres ou sensuels. Les scènes de sabbat incluent des moments d’extase collective, où les participants se prosternent devant des figures dominatrices ou participent à des actes transgressifs, comme baiser le postérieur du démon.
Dans le film italien Maciste aux Enfers (1925), les sorcières et les démons dansent autour de victimes capturées, avec des postures évoquant la domination et l’humiliation dans un décor d’enfer.
Inversement, la persécution des sorcières permet de représenter des scènes de torture et d’humiliation qui flirtent avec une esthétique sadomasochiste, tout en restant historiquement justifiées. Dans Häxan encore, des scènes de torture où des femmes accusées de sorcellerie sont torturées, fouettées ou soumises à des interrogatoires, et subissent des supplices, comme l’étirement ou le bûcher.
La chasse aux sorcières devient donc un cadre pour représenter des punitions, des humiliations et des supplices corporels infligés aux femmes. Les scènes de tortures infligées aux « sorcières » sont non seulement choquantes pour l’époque, mais mettent aussi en avant une esthétique sombre et presque érotique de la domination. Ces femmes accusées de sorcellerie sont contraintes à subir des tortures qui rappellent les dynamiques BDSM, où la douleur et la domination physique sont mises en scène de manière théâtrale, avec un effet de fascination morbide pour le public.
Christensen joue sur les symboles de la soumission : chaînes, instruments de torture, positions de supplication, et renforce ainsi l’ambiguïté entre la peur et l’attirance pour cette domination. Ce contexte de sorcellerie et de torture illustre des thèmes de contrôle absolu, et le désir de soumettre des figures perçues comme subversives, féminines et « dangereuses ».
Les films exploitant la sorcellerie utilisent aussi souvent des costumes évocateurs: robes longues et moulantes, capes, corsets et autres vêtements qui accentuent l’esthétique de domination ou de soumission. Les accessoires comme les chaînes,les bâtons et les masques amplifient cette atmosphère.
Dans le cinéma muet, le cadre historique ou surnaturel justifient des scènes osées en leur donnant une légitimité culturelle ou narrative. En écho à des peurs contemporaines, la sorcellerie reflétait des craintes sur l’émancipation féminine et les instincts « sauvages », souvent explorés dans des dynamiques de pouvoir.Enfin, les limites du muet renforçaient l’utilisation de l’esthétique et des gestes expressifs pour transmettre des émotions intenses.
Autres lieux ou époques « exotiques »
L’Orientalisme : le fantasme de l’Orient « mystérieux » et « sensuel » a été un alibi récurrent pour représenter des pratiques jugées déviantes en Occident. Les harems, les esclaves, et les costumes somptueux favorisaient une esthétique sensuelle et parfois sadomasochiste.
Les femmes captives des harems, ou les personnages enchaînés et soumis aux lois de tyrans étrangers, apparaissent souvent comme des figures vulnérables,prises dans un rapport de force où elles n’ont aucun contrôle. Ces récits de captivité permettent de jouer avec les symboles de la contrainte, de la soumission et du pouvoir, tout en insérant ces thèmes dans un cadre exotique,moins confrontant pour le public occidental.
Exemple typique : Le Cheik (1921) avec Rudolph Valentino.
L’Antiquité : Dans Intolérance (1916) de D.W. Griffith, les scènes babyloniennes montrent des figures d’esclaves soumis à des règles strictes, où la notion de soumission est ritualisée et glorifiée dans un décor opulent. Ces récits se jouent des fantasmes de pouvoir total et de soumission forcée, des thèmes qui rappellent les dynamiques SM, mais sublimés par un cadre lointain et mythique.
Le Moyen Âge et la Renaissance : ces époques étaient souvent dépeintes comme brutales, où les relations de pouvoir étaient explicites. Les instruments de torture et la domination féodale étaient des thèmes fréquents. Les châteaux lugubres,les caves, et les manoirs évoquaient un cadre propice à des dynamiques BDSM sous-entendues. Les aristocrates dominateurs, les intrigues machiavéliques, et les relations de pouvoir complexes participaient à cette imagerie.
Cette dynamique de manipulation mentale rappelle des pratiques BDSM de contrôle psychologique, où l’individu perd toute autonomie au profit de celui qui le domine. Ces représentations stylisées et presque théâtrales de l’expressionnisme allemand mettent en scène des relations de pouvoir extrême,où la manipulation mentale et physique est sublimée par l’esthétique visuelle du film.