Aller au contenu

Le cinéma muet (1895-1927)

Représentation de la contrainte

Le bondage est un thème plus rare dans le cinéma muet, mais il existe plusieurs exemples marquants où l’on retrouve des éléments d’attachements ou de captivité, souvent dans des contextes narratifs dramatiques, exotiques ou érotiques. Ces scènes, bien que rarement explicites dans leur intention fétichiste, peuvent être perçues comme des précurseurs des représentations modernes du BDSM.

L’idée de la contrainte apparaît ainsi souvent de manière visuelle dans des films muets. Cela inclut en particulier l’enchaînement des personnages féminins : les héroïnes sont fréquemment attachées ou capturées dans les serials ou récits d’aventure. Ces images jouent sur l’érotisation du danger et l’attente de délivrance.

Les serials et la figure de la damsel in distress

Les serials (séries de films à épisodes), genre en plein essor dans les années 1910 et 1920, présentent un motif récurrent : l’héroïne captive et ligotée, souvent attachée sur une voie de chemin de fer ou dans une situation de danger extrême, attendant d’être secourue. Cet archétype, appelé « damsel in distress »,est fondamental dans le développement des représentations de la soumission féminine au cinéma. Dans ces scènes, l’héroïne est volontairement placée dans une posture de vulnérabilité totale, physiquement immobilisée et sous le contrôle de son ravisseur. Les hommes qui la sauvent apparaissent comme des figures protectrices, mais ces séquences jouent en réalité sur le contraste entre la vulnérabilité de l’héroïne et la menace de son ravisseur, une dynamique souvent associée au BDSM.

Un bon exemple est donné par The Perils of Pauline (1914) : cette série d’aventures montre Pauline, jouée par Pearl White, souvent ligotée ou attachée,que ce soit par des bandits ou des ennemis voulant la piéger. Ces situations intensifient le suspense tout en offrant des moments mémorables de sauvetage héroïque, et s’inscrivent dans une imagerie qui flirte avec les fantasmes BDSM. L’enjeu principal devient la mise en scène du contrôle et de l’immobilisation de l’héroïne, un motif que le cinéma d’exploitation et le genre du bondage reprendront beaucoup plus tard.

The Exploits of Elaine (1914-1915), également avec Pearl White, suit un schéma similaire à celui de Pauline, avec des scènes où l’héroïne Elaine est capturée, attachée et bâillonnée par des malfaiteurs cherchant à la faire chanter ou à l’éliminer. Dans les cas les plus extrêmes, l’héroïne est ligotée sur une voie de chemin de fer, ou face à une scie tournante se dirigeant vers elle.

Les feuilletons français comme ceux de Feuillade ne sont pas en reste. Dans Les Vampires (1915), le thème de la captivité est récurrent. Plusieurs victimes des Vampires, souvent des hommes, sont ligotées et bâillonnées dans des situations où le pouvoir des criminels est clairement affirmé. Le journaliste Philippe Guérande est ainsi capturé par les criminels et souvent ligoté dans des positions humiliantes. Ces scènes amplifient l’impression de danger, et jouent sur le contraste entre la vulnérabilité des captifs et la domination exercée par Irma Vep et ses complices.

De même dans Judex (1916), l’héroïne Jacqueline (jouée par Yvette Andréyor) est enlevée par des criminels et attachée, parfois bâillonnée, dans des scènes qui renforcent le suspense.

La captivité dans les films d’aventures

Plus généralement, de nombreuses scènes du cinéma muet jouent sur l’idée de contrainte physique, et sans entrer dans le domaine BDSM, évoquent le bondage et les scènes d’immobilisation.

Dans Ben-Hur (1925), des chaînes et des scènes de captivité accentuent l’idée de soumission et de force physique, notamment dans les scènes à bord des galères ou dans les prisons. Les cages ou espaces confinés créent une dynamique visuelle de restriction, symbolisant le contrôle.

Le mélodrame Les Deux Orphelines (1921) de D.W. Griffith met en scène des moments de captivité où les deux sœurs, séparées par des événements tragiques, se retrouvent ligotées ou emprisonnées, notamment Henriette (Lillian Gish) qui est enlevée et ligotée dans une scène qui joue sur la tension dramatique et sa vulnérabilité. L’accent est mis sur la détresse de la captive, mais les cordes et liens renforcent une imagerie dramatique qui a une certaine charge érotique implicite.

Les films situés dans des environnements exotiques stimulent l’imaginaire des spectateurs, souvent en utilisant le thème des captifs. Dans les histoires tirées des Mille et Une Nuits, les scènes abondent où des personnages féminins sont ligotés, voilés ou emprisonnés dans des harems, suggérant une esthétique de soumission et de domination.

Ainsi dans Le Voleur de Bagdad (1924) de Raoul Walsh, le héros, interprété par Douglas Fairbanks, est emprisonné à plusieurs reprises. Les chaînes et cages dans lesquelles il est retenu sont autant de dispositifs qui mettent en valeur sa vulnérabilité physique, tout en glorifiant sa force lorsqu’il s’en libère. De même dans Le Cheik (1921), Diana (Agnes Ayres), l’héroïne, est capturée par des nomades et ligotée dans une scène qui renforce sa vulnérabilité face au pouvoir masculin exercé par le Cheik.

De telles scènes sont typiques des films d’aventures comme Le Signe de Zorro (1920) où l’héroïne est capturée et retenue contre son gré, ou L’Aigle des Mers (1924) où des captifs sont ligotés à bord des navires pirates.

Dans les films expressionnistes allemands, comme Le Cabinet du Dr. Caligari (1920), les décors anguleux amplifient l’impression d’enfermement et de manipulation. Bien que davantage orienté vers le fantastique et l’horreur, ce film contient aussi des scènes de contrainte physique : Cesare, le somnambule, est souvent sous le contrôle de Caligari, physiquement et mentalement.

Cette dynamique de manipulation mentale rappelle des pratiques BDSM de contrôle psychologique, où l’individu perd toute autonomie au profit de celui qui le domine. Ces représentations stylisées et presque théâtrales de l’expressionnisme allemand mettent en scène des relations de pouvoir extrême,où la manipulation mentale et physique est sublimée par l’esthétique visuelle du film.

Ces représentations de la contrainte dans le cinéma muet sont souvent contextualisées par le drame ou l’aventure, renforcent la tension dramatique,font avancer l’histoire et mettent en valeur le courage des héros. Mais elles peuvent aussi être lues comme des précurseurs des imageries fétichistes modernes. Les cordes, chaînes, cages et autres dispositifs de contrainte deviennent des métaphores visuelles puissantes pour les thèmes de pouvoir, de désir et de contrôle.

Facebook
Twitter
LinkedIn
X
Threads
WhatsApp