La domination féminine
Le cinéma muet offre également la représentation de la domination féminine, qui revêt, compte tenu de la morale de l’époque, un côté nettement transgressif. Elle s’exprime donc de manière métaphorique à travers des archétypes puissants comme celui de la vamp, plus rarement par des figures d’autorité ou des femmes exerçant un contrôle psychologique ou physique sur les hommes.
Le contexte social de l’époque privilégie clairement une structure patriarcale,mais le cinéma muet a su jouer avec les codes pour mettre en scène des femmes dominantes, qu’elles soient fatales, séductrices ou même tyranniques. Ces représentations oscillent entre fascination, peur et désir, capturant une dynamique de pouvoir qui continue d’intriguer aujourd’hui.
L’archétype de la vamp
L’archétype de la vamp est une métaphore BDSM puissante qui joue sur les dynamiques de domination et de soumission, bien qu’elle reste ancrée dans le symbolisme et l’allusion. La vamp des premières décennies du cinéma, inspirée par des figures mythologiques et littéraires de femmes fatales, incarne un pouvoir de séduction presque surnaturel et un contrôle psychologique fort,surtout sur ses partenaires masculins. Son pouvoir réside dans sa capacité à dominer émotionnellement et sexuellement, utilisant la manipulation, l’attirance et un charme dangereux pour inverser les rôles traditionnels de genre et établir une forme de contrôle implicite.
La vamp manipule en se jouant des émotions et des désirs des autres,établissant ainsi une relation de contrôle et de soumission. Elle est souvent présentée comme une séductrice calculatrice qui attire les hommes dans des situations où ils deviennent vulnérables, parfois même physiquement ou moralement dépendants d’elle. Ce contrôle mental et émotionnel qu’elle exercer appelle le rôle de la dominante dans le BDSM, utilisant le pouvoir de l’attraction comme une forme de contrainte psychologique.
La vamp porte des vêtements sombres, du cuir, des tenues sophistiquées qui dégagent une impression de mystère et de danger, des éléments visuels associés au rôle de la dominatrice. Ces costumes créent une distance symbolique,renforçant sa supériorité et l’idée qu’elle est à la fois désirée et inatteignable.Cette esthétique visuelle, souvent inspirée par le noir et les contrastes forts,place le personnage dans une position de contrôle visuel et émotionnel. Ses traits caractéristiques sont le regard perçant, la gestuelle lente et calculée, et un contrôle psychologique évident sur leurs victimes masculines.
Dans un contexte où la société imposait aux femmes des rôles soumis et passifs,la vamp incarne un renversement des normes de genre. Elle n’est ni passive ni soumise ; au contraire, elle est souvent la figure dominante dans la relation,capable de réduire les hommes à l’état de proie émotionnelle. Cette inversion de rôle est une allusion directe aux dynamiques BDSM, où les rôles dominants et soumis sont choisis et assumés, brisant les stéréotypes sociaux autour de la force et de la faiblesse.
Les personnages masculins impliqués avec des vamps deviennent souvent obsédés, voire perdent leur autonomie ou leur dignité, rappelant une soumission presque involontaire ou irrésistible. La vamp agit alors comme une dominante psychologique qui contrôle son partenaire jusqu’à l’autodestruction ou la dépendance émotionnelle totale, parfois même dans des scénarios où l’homme est entraîné dans des situations périlleuses ou humiliantes. Cela évoque la dynamique de soumission où la vamp dicte les règles de la relation et où le partenaire se trouve piégé dans une dépendance inextricable.
La vamp maintient souvent son contrôle sans avoir besoin de toucher ou de s’engager physiquement, utilisant uniquement des regards, des gestes ou des mots soigneusement choisis. Ce type de séduction purement psychologique rappelle des formes de BDSM qui se concentrent sur le contrôle mental et émotionnel plutôt que sur des actes physiques. Elle peut littéralement « dominer à distance, » par la seule force de sa présence et de son aura, créant une atmosphère d’intimidation et d’autorité.
L’archétype de la vamp incarne donc une métaphore BDSM fascinante en raison de sa capacité à inverser les rôles traditionnels de genre, à exploiter le désir et la faiblesse émotionnelle de l’autre, et à dominer par la séduction et le mystère.Avant que le BDSM ne soit représenté de manière explicite au cinéma, cet archétype offrait une version symbolique de la domination psychologique et de la soumission, permettant d’explorer des thèmes de contrôle, de désir et de puissance sexuelle sous une forme plus subtile et acceptable pour l’époque.
La vamp peut être vue comme un sous-ensemble de la domination féminine,mais elle s’en distingue par sa nature prédatrice et destructrice, plutôt qu’un simple renversement des rôles traditionnels de pouvoir. Là où d’autres figures dominatrices (comme les femmes fatales ou dominatrices explicites) peuvent rechercher un contrôle mutuellement consenti ou une forme d’équilibre pervers,la vamp est intéressée par l’annihilation symbolique de l’autre.
Exemples marquants de vamps comme figures BDSM symboliques
Theda Bara est considérée comme la première grande vamp du cinéma muet, et popularise le terme « vamp » à la suite du film A Fool There Was (1915). Le personnage utilise son charme pour séduire et détruire les hommes, les rendant impuissants face à leurs désirs incontrôlables. Sa domination est totale, mais elle agit souvent par manipulation plutôt que par confrontation directe.
Elle incarne par la suite des femmes exotiques, dominatrices et irrésistibles,souvent fatales pour les hommes qui croisent leur chemin, comme Carmen, Cléopâtre ou Salomé. Son personnage attire, consume, manipule ses partenaires avec une cruauté raffinée, puis les abandonne, un comportement associé à l’image d’une dominatrice puissante et insensible.
Theda Bara se tient souvent de manière droite et rigide, fixant les autres personnages de haut. Ses épaules en arrière et sa posture fière accentuent son aura de pouvoir et de contrôle.
Pola Negri, d’origine polonaise, devient une star internationale grâce à ses rôles de séductrice, par exemple dans Les Yeux de la Momie (1918), Madame Du Barry (1919). Elle incarne une sensualité mystérieuse et des héroïnes passionnées.
Nita Naldi est connue pour ses traits exotiques et sa capacité à incarner des femmes aussi séduisantes que dangereuses, comme dans Arènes Sanglantes (1922), ou Dr. Jekyll et Mr. Hyde (1920).
Alla Nazimova, actrice et productrice visionnaire, joue souvent des rôles de femmes puissantes et transgressives, notamment dans des récits inspirés de la littérature ou de la mythologie comme Salomé (1922). Salomé est ici une figure emblématique de domination psychologique et sexuelle, utilisant sa danse des sept voiles pour obtenir la tête de Jean-Baptiste.
Louise Glaum rivalise avec Theda Bara pour incarner des femmes fatales et indépendantes dans des mélodrames aux titres provocateurs comme : Sex (1920).
Louise Brooks dans Loulou (1929) n’est pas une vamp au sens strict, mais son pouvoir sur les hommes (et sur les femmes, comme le personnage de la comtesse Geschwitz) s’inscrit dans une dynamique où séduction et domination se mêlent, aboutissant à une destruction mutuelle.
Greta Garbo, à la fin du muet, symbolise une vamp plus élégante et mélancolique. Ses rôles associent passion et tragédie comme dans La Tentatrice (1926) et La Chair et le Diable (1926). Ses mouvements sont lents et mesurés, avec une posture droite qui renforce sa maîtrise de la situation, une domination qui s’effectue par le contrôle psychologique, par le biais de la manipulation émotionnelle ou du contrôle mental. Ainsi dans La Chair et le Diable (1926), elle incarne une femme fatale qui manipule deux amis pour qu’ils se battent pour elle. Sa domination repose sur son charme hypnotique et sa capacité à contrôler leurs émotions.
En France, Musidora est célèbre pour son rôle d’Irma Vep, membre d’une bande criminelle dans Les Vampires (1915). Elle incarne une vamp à la fois sensuelle et dangereuse, dans un registre différent des vamps hollywoodiennes.Son personnage utilise des mouvements lents et fluides qui évoquent une prédation calculée. Ses gestes, comme replacer un gant ou jouer avec un bijou,suggèrent une maîtrise totale de son environnement.
Irma Vep est une figure d’autorité et de séduction, jouant sur le fétichisme de son costume et sa capacité à dominer les hommes. Ce personnage est souvent cité comme une des premières icônes de la domination féminine dans le cinéma.
De même dans Judex (1916) dans le rôle de Diana Monti, Musidora manipule ses adversaires, les ligote et les piège pour servir ses propres desseins.
Ces actrices ont marqué leur époque en popularisant des archétypes qui continuent d’influencer le cinéma contemporain. Elles reflètent aussi des préoccupations sociales liées à l’émergence de nouvelles figures féminines dans les années 1910-1920.
Ces femmes fatales incarnent une dynamique de domination érotique, où la soumission de l’homme est involontaire, mais néanmoins complète. Elles jouent avec les codes de la domination psychologique et émotionnelle, séduisant être jetant leurs victimes, un jeu de pouvoir érotique rappelant certaines dynamiques BDSM.
Autres thèmes de domination féminine
La domination peut aussi être exercée par des figures d’autorité féminines,prédatrices et manipulatrices. Elles occupent des rôles de pouvoir explicite,comme des reines, des leaders ou des figures tyranniques. Ces personnages imposent leur domination de manière directe, souvent par des actions ou des décisions affirmées.
Ainsi Theda Bara incarne Cléopâtre (1917), l’une des figures féminines les plus dominantes de l’histoire. Elle utilise sa position de pouvoir pour séduire César et Marc Antoine, tout en consolidant son influence politique. De même dans Queen Kelly (1929) la reine Regina, jouée par Seena Owen, impose son autorité sur son amant et sur Kelly (Gloria Swanson) dans une relation marquée par des dynamiques de soumission et de domination.
Les drames historiques mettent souvent en scène des héroïnes fortes et dominantes, montrant leur emprise sur leur entourage et leur capacité à inverser les rôles traditionnels. Dans Judith de Béthulie (1914), Judith, tout en étant retenue captive, finit par exercer une domination totale sur Holopherne en utilisant son charme pour le piéger et le tuer. Dans Joan the Woman (1916),Jeanne d’Arc, incarnée par Geraldine Farrar, exerce une domination morale et spirituelle sur ses compagnons d’armes, tout en défiant les autorités masculines.
Le cinéma expressionniste allemand, avec son imagerie audacieuse et son symbolisme, regorge de figures féminines dominantes. Dans Metropolis (1927),la version robotique de Maria devient un symbole de domination féminine, utilisant son apparence et son pouvoir hypnotique pour entraîner les foules dans une frénésie.