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Le cinéma muet (1895-1927)

Le fétichisme

Le fétichisme dans le cinéma muet se manifeste souvent à travers une fascination pour les accessoires, les costumes et les gestuelles qui transcendent leur simple fonction narrative pour devenir des symboles érotiques ou des objets de désir. Bien que rarement explicites, ces représentations sont imprégnées d’une sensualité suggestive, en accord avec les tabous de l’époque et les explorations artistiques des débuts du cinéma.

La flagellation

Des scènes comme celle de Gloria Swanson fouettée dans Queen Kelly (1929) ou des thèmes suggérant l’humiliation et la domination ont parfois choqué les spectateurs de l’époque.

Le personnage de Kitty Kelly, joué par Gloria Swanson, est puni de manière cruelle, et cette scène illustre à merveille la dynamique de domination et de soumission dans le cinéma muet. La manière dont von Stroheim filme ce moment— avec une intensité dramatique et une mise en scène accentuant le pathos et la souffrance de Kelly — en fait une scène à la fois choquante et fascinante pour l’époque. Le film a été d’ailleurs controversé pour cette raison, illustrant le pouvoir de la transgression à l’écran dans la représentation de rapports de force extrêmes.

Dans cette scène, le fouet est un symbole de la cruauté et du contrôle absolu exercé par ceux qui détiennent le pouvoir, et Swanson incarne parfaitement la vulnérabilité, rappelant ainsi la fragilité de ces héroïnes captives face à des forces oppressives. Ce film est l’un des exemples les plus emblématiques du cinéma muet où la domination devient un langage visuel et symbolique, traitant de thèmes encore tabous à l’époque.

L’esthétique des costumes : cuir, corsets et voiles

Les costumes dans le cinéma muet jouent un rôle fondamental dans la construction visuelle des personnages et l’évocation des thèmes, y compris le fétichisme. Ils ne se contentent pas de refléter les tendances vestimentaires de l’époque, mais deviennent des outils symboliques et narratifs qui amplifient le désir, la domination ou la soumission. Les corsets, les bottes et autres vêtements ou accessoires associés au fétichisme apparaissent fréquemment dans les productions muettes. Ces choix esthétiques renforcent des thèmes de pouvoir et de contrôle.

Le corset, non seulement sculpte la silhouette, mais symbolise également la contrainte physique, évoquant une dynamique de domination et de soumission,une sorte de bondage intégré à l’apparence féminine. Il exagère les courbes,avec une taille fine et une poitrine rehaussée, mettant en avant une féminité idéalisée mais contrainte.

Par exemple dans Les Vampires (1915), Musidora, dans le rôle d’Irma Vep, porte un corset sous des vêtements noirs moulants qui accentuent sa sensualité et son aura de danger.

Les vêtements moulants ou ornés jouent un rôle crucial dans la mise en scène du corps et du désir. Certaines héroïnes ou femmes fatales portent des robes serrées qui mettent en avant leurs courbes, flirtant avec les codes du fétichisme.

Par exemple, dans Salomé (1922), Alla Nazimova porte des costumes extravagants et révélateurs, comme des robes ornées de bijoux ou des tissus transparents, qui accentuent sa sensualité et renforcent son rôle de tentatrice.

Les tissus comme la soie, le satin ou le velours sont fréquemment utilisés pour leur effet de brillance, évoquant une sensualité tactile. Leur aspect glissant et fluide attire l’attention sur le mouvement du corps.

Si le cuir n’est pas omniprésent, il est utilisé, associé à la force, au contrôle et à une esthétique hors norme, pour marquer des figures dominatrices ou déviantes. Dans La Tentatrice (1926), Greta Garbo porte des tenues sombres et ajustées,en cuir et soie, exprimant la sexualité dangereuse et le contrôle psychologique et sexuel exercé par son personnage sur ses partenaires masculins.

Les voiles translucides, comme ceux portés par des danseuses ou des figures exotiques, évoquent une esthétique souvent sexualisée, en lien avec le colonialisme et les fantasmes occidentaux. Ils jouent sur l’idée de dissimulation et de dévoilement, stimulant l’imagination du spectateur, et leur mouvement fluide ajoute une dynamique érotique.

Ainsi, dans Le Cheik (1921), Lady Diana (Agnes Ayres), enlevée et vêtue de tenues orientales et de voiles légers, représente la femme européenne captive,associée à une imagerie érotique d’enlèvement et de soumission. Les segments babyloniens d’Intolerance (1916) montrent aussi des femmes vêtues de tissus semi-transparents, mettant en avant une sensualité presque sacrée.

Les accessoires comme symboles de pouvoir et de sensualité

Certains accessoires deviennent fétiches en concentrant l’attention sur des parties spécifiques du corps ou en symbolisant la domination.

Les bottes, associées à la domination ou à une esthétique équestre, apparaissent dans plusieurs films muets, notamment dans Queen Kelly (1929), où les personnages d’autorité portent des bottes hautes dans des scènes qui soulignent leur statut social et leur domination.

Objets de fétichisme bien connus, les gants apparaissent fréquemment dans le cinéma muet, associés à l’élégance et au mystère. Leur retrait progressif devient une métaphore de la séduction. Dans Loulou (1929) avec Louise Brooks, les gants sont manipulés dans plusieurs scènes pour accentuer l’érotisme latent.

Les masques cachent l’identité et jouent sur le fantasme de l’anonymat et de la transgression. Ainsi, dans Le Fantôme de l’Opéra (1925), le masque du Fantôme, bien que non érotique en soi, devient un symbole de mystère et de contrôle sur son environnement.

Les miroirs et reflets sont aussi un symbole fort : les personnages qui se contemplent ou sont observés dans un miroir deviennent des objets de désir narcissique. Les colliers, bracelets et autres bijoux sont souvent manipulés pour exprimer une sensualité tactile.

Les bijoux sont souvent mis en avant pour attirer l’attention sur certaines parties du corps ou pour symboliser la richesse et le pouvoir. Dans Cléopâtre (1917),Theda Bara porte des colliers massifs et des ornements qui encadrent son visage et sa poitrine, attirant l’attention sur elle comme objet de désir.

Dans L’Atlantide (1921), l’héroïne Antinéa porte des bijoux exotiques qui la transforment en une figure fétichisée, incarnant à la fois la sensualité et le mysticisme.

Les coiffures et les maquillages

Les cheveux, souvent manipulés ou caressés, deviennent un objet de désir et les maquillages exagérés, les yeux cerclés de noir et les lèvres foncées attirent l’attention sur des traits précis, renforçant l’érotisme d’un regard ou d’un sourire. Dans Cléopâtre (1917), film connu uniquement par des photos, les coiffures complexes et le maquillage de Theda Bara soulignent son allure hypnotique et dominatrice. De même, chez les personnages de Pola Negri, comme dans Madame Dubarry (1919), le maquillage exprime à la fois le pouvoir et la sensualité.

L’érotisme des gestes

Les postures dans le cinéma muet jouent un rôle essentiel pour exprimer des émotions, des rapports de force et des thématiques comme la domination. Sans dialogue pour guider le spectateur, les corps et les gestes deviennent les principaux outils narratifs. La domination, notamment féminine, est souvent communiquée par des postures affirmées, théâtrales et symboliques.

La gestuelle codifiée des acteurs et actrices du cinéma muet est également porteuse d’un érotisme latent. Les caresses ou la manipulation d’objets (bijoux, gants, coupes de champagne) attirent ainsi l’attention sur les gestes.

Les personnages dominants manipulent souvent des objets comme des cravaches, cannes ou éventails de manière suggestive, attirant l’attention sur leur pouvoir. C’est le cas par exemple de Gloria Swanson dans Queen Kelly (1929), où sa manipulation d’une cravache accentue son autorité.

Un regard direct, souvent accompagné d’un menton légèrement relevé, peut suffire à établir une dynamique de domination. Dans Madame Dubarry (1919),les regards appuyés et directs de Pola Negri vers ses interlocuteurs, combinés à un sourire énigmatique, renforcent son contrôle émotionnel sur les autres. De manière plus subtile, le personnage de Louise Brooks dans Loulou (1929) utilise son regard et une posture détendue pour exercer une domination presque hypnotique.

Les postures

S’asseoir de manière délibérée, souvent surélevée par rapport aux autres, est un moyen classique d’exprimer une domination physique et symbolique, notamment par le biais de trônes ou de sièges élevés. Par exemple Asta Nielsen dans Hamlet (1921), où son personnage utilise des sièges pour marquer son autorité androgyne.

Les jambes croisées, souvent associées aux femmes fatales, symbolisent une maîtrise corporelle et une fermeture physique, un refus implicite de se rendre accessible.

Les corps arqués, associés à des postures exagérées, expriment une domination parfois théâtrale ou provocante. C’est le cas d’Alla Nazimova dans Salomé(1922) : son utilisation dramatique de l’arche du dos et des poses dansées donne une dimension presque divine à son personnage, suggérant un pouvoir sensuel irrésistible.

Un déplacement lent, presque chorégraphié, accentue la présence d’un personnage et lui confère une aura de puissance. Par exemple Greta Garbo dans La Chair et le Diable (1926) : sa manière de se déplacer, avec des pas lents et une posture droite, capte l’attention et impose son autorité.

Les personnages dominants imposent souvent un contact physique qui établit une dynamique de pouvoir : saisie du menton ou du visage, ou Imposition des mains : les mains placées sur l’épaule ou la tête d’un autre personnage soulignent une dynamique de contrôle.

Les poses exagérées des personnages, telles que des regards inclinés ou des corps arqués, accentuent les dynamiques de pouvoir et de désir. Ainsi dans L’Aurore (1927), film américain de Murnau, la femme de la ville impose son désir par sa posture droite et dominante, le buste en avant et la tête haute, face à l’homme soumis.

Les films d’Erich von Stroheim illustrent parfaitement la perversion et la cruauté aristocratique. Surnommé « l’homme que vous aimerez haïr », il a souvent incarné et mis en scène des personnages sadomasochistes et cruels, surtout dans des contextes aristocratiques où la cruauté, le luxe, et la perversion se mêlent. Ses personnages, notamment dans Folies de femmes (1922) ou La Symphonie nuptiale (1928) exercent un contrôle absolu sur ceux qui les entourent, surtout les femmes, à travers des manipulations psychologiques et une domination visible. Ces films mettent en scène des relations de pouvoir implicites, mais présentes à chaque interaction, où les costumes et les décors évoquent le luxe décadent de l’aristocratie, renforçant une esthétique de la cruauté et du contrôle.

Von Stroheim explore la figure de l’aristocrate dominateur qui manipule et dégrade ses partenaires féminines, faisant d’eux des instruments de sa perversion et de ses obsessions. Ces dynamiques de manipulation psychologique et de perversion sadique, bien que symbolisées dans un cadre aristocratique,évoquent les prémices des relations BDSM dans leur dynamique de pouvoir et de soumission.

Le fétichisme dans le cinéma muet est riche et varié, s’exprimant par les costumes, les accessoires, les gestes, et même les décors. Ces éléments,soigneusement mis en scène, reflètent une fascination pour la sensualité et la contrainte, souvent de manière symbolique ou implicite. Ce langage visuel continue d’influencer la représentation du fétichisme dans le cinéma moderne.

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