b. Le cinéma asiatique
Le Japon : un cinéma érotique et tragique
Le cinéma japonais entre 1965 et 1980 est marqué par une exploration audacieuse de l’érotisme et des thématiques BDSM, influencée par des traditions culturelles, des bouleversements sociaux et l’émergence de genres spécifiques comme le pink eiga (cinéma rose). Cette période voit l’érotisme et le BDSM s’imposer dans des récits complexes où le désir, la douleur et les dynamiques de pouvoir jouent un rôle central.
L’éclatement des structures sociales traditionnelles, combiné à l’influence grandissante de l’Occident, a conduit à une ouverture sur des sujets longtemps tabous, notamment la sexualité. De plus, le BDSM trouve des échos dans des pratiques historiques comme le kinbaku-bi (art du bondage esthétique), qui influence à la fois l’imagerie visuelle et les thématiques des films de l’époque.
À partir des années 1960, bien que des restrictions restent en place (interdiction de montrer les organes génitaux, par exemple), les réalisateurs commencent à repousser les limites, créant un espace pour des représentations plus explicites de la sexualité.
La violence et l’érotisme sont souvent entremêlées, la violence pouvant devenir un langage du désir. Si de nombreux films mettent en scène des femmes dans des situations de soumission, cette posture est souvent associée à une exploration de leur pouvoir intérieur ou à une subversion des attentes masculines. Enfin les œuvres japonaises de cette période montrent souvent comment les personnages trouvent un plaisir extrême dans des actes jugés transgressifs ou moralement répréhensibles.
Le Pink Eiga (cinéma rose)
Le pink eiga, genre érotique florissant à partir des années 1960, intègre souvent des éléments de BDSM dans ses récits. Ces films, produits avec de faibles budgets, mêlent érotisme, violence et parfois critiques sociales.
Le genre apparaît dans les années 1960, lorsque les grandes sociétés de production japonaises (comme Toho et Shochiku) perdent leur monopole face à une vague de films indépendants. Ces derniers profitent d’une demande croissante pour des œuvres audacieuses et érotiques. Contrairement aux films pornographiques explicites, le pink eiga met l’accent sur des intrigues narratives accompagnées de scènes érotiques, souvent censurées par des mosaïques floues ou des découpes dans l’image.
Les réalisateurs de pink eiga bénéficient souvent d’une liberté créative importante, tant que les films respectent les quotas de nudité imposés par les studios. Cela leur permet d’aborder des sujets controversés ou expérimentaux, notamment les relations de domination et soumission : le BDSM devient une métaphore de la violence sociétale ou des luttes de pouvoir.
De nombreux films abordent la répression sexuelle, les inégalités de genre, et les tensions entre modernité et traditions japonaises. Le bondage traditionnel (shibari ou kinbaku) est omniprésent, souvent présenté avec une esthétique soigneusement élaborée.
La Véritable Histoire d’Abe Sada (1975) de Noboru Tanaka, inspiré d’une affaire réelle ayant défrayé la chronique en 1936, retrace l’histoire d’une femme dont la passion dévorante pour son amant mène au meurtre et à la mutilation. Le film explore les thèmes de la possession et de l’obsession. Les pratiques sexuelles incluent des éléments de soumission volontaire et de plaisir dans la douleur, reflétant le pouvoir destructeur du désir.
Angel Guts (1978-1988) de Toshiharu Ikeda et Takashi Ishii, est une série de films qui explore des histoires de violences sexuelles, d’obsession et de relations destructrices, souvent dans un contexte urbain sombre. Ils abordent des dynamiques de domination et de contrôle, en intégrant des éléments érotiques perturbants et psychologiquement complexes.
Le Roman Porno de Nikkatsu
Le Roman Porno (Romantic Pornography) est un genre cinématographique japonais créé en 1971 par le studio Nikkatsu pour répondre à la crise financière du cinéma face à la concurrence de la télévision et des films indépendants érotiques (pink eiga). Ce label est actif jusqu’à la fin des années 1980 et fait l’objet d’une renaissance en 2016.
Ces films sont créés comme une alternative érotique plus sophistiquée au pink eiga, mélangent des thèmes érotiques avec des récits bien structurés, sont réalisés avec des budgets modérés mais par des équipes professionnelles. Les réalisateurs bénéficient d’une grande liberté artistique tant qu’ils respectent un quota de scènes érotiques. Les personnages principaux, souvent pris dans des relations destructrices, incarnent une quête obsessionnelle du désir. Nombre de films explorent des relations où des femmes exercent une autorité psychologique et sexuelle sur des hommes.
L’érotisme est stylisé avec une attention particulière à la photographie et au montage. L’accent est mis sur la sensualité et l’émotion plutôt que sur l’explicite. Les normes japonaises de censure (Eirin), interdisent la représentation des organes génitaux et des actes sexuels explicites. Parmi les exemples emblématiques de films Roman Porno, on peut citer :
La Femme aux Cheveux Rouges (1979) de Tatsumi Kumashiro décrit une relation passionnée et destructrice entre un ouvrier itinérant et une femme mariée. L’intensité sexuelle devient une métaphore des luttes émotionnelles et de la liberté individuelle. L’érotisme est cru mais poétique, avec un fort réalisme psychologique.
Dans Une Femme à sacrifier (1974) de Masaru Konuma, un mari psychopathe kidnappe sa femme après des années de séparation et l’entraîne dans une série de jeux sadomasochistes. Ce film est célèbre pour ses scènes de bondage détaillées et graphiques. Il illustre l’ambivalence entre la soumission forcée et la libération sexuelle. Les séquences de bondage s’inspirent de l’art du shibari, avec un éclairage soigné et des compositions visuelles centrées sur la vulnérabilité et la beauté des corps liés.
Fleur Secrète (1974) du même Masaru Konuma est dans la même veine : cette fois le mari charge un de ses employés de « dresser » sa jeune femme, ce qui est également l’occasion d’admirer l’art du shibari.
Le Promeneur du Grenier (1976) de Noboru Tanaka explore voyeurisme, transgression et fascination pour la sexualité humaine. Situé dans le Japon des années 1920, ce film suit les activités voyeuristes d’un propriétaire de pension qui espionne les pratiques sexuelles variées de ses locataires, dont certaines incluent des éléments BDSM. Il explore le fétichisme, l’exhibitionnisme et les rapports de pouvoir dans une atmosphère chargée d’érotisme et de mystère.
Le cinéma d’art et d’essai
Certains réalisateurs prestigieux intègrent des éléments érotiques et BDSM dans des récits explorant la psyché humaine et les relations complexes entre les individus.
C’est le cas en particulier de Nagisa Oshima avec L’Empire des sens (1976), sans doute le film japonais le plus célèbre traitant de l’érotisme et du BDSM, à la fois scandaleux et profondément artistique. Inspiré de l’histoire vraie de Sada Abe (déjà utilisée par Noboru Tanaka l’année précédente), ce film explore les limites du désir, de la douleur et de l’extase. Les scènes explicites de bondage et de domination s’inscrivent dans un cadre artistique et symbolique.
Oshima y dépasse les frontières entre amour et obsession, tout en questionnant les normes de la société japonaise de l’époque.
La Femme de sable (1964) de Hiroshi Teshigahara influence le cinéma japonais avec ses thèmes de claustration et de soumission.
Le cinéma japonais de cette époque a profondément influencé les cinéastes internationaux, notamment dans la manière de filmer l’érotisme et les pratiques BDSM. L’esthétique du pink eiga et du roman porno a inspiré des réalisateurs comme Quentin Tarantino ou Park Chan-wook, qui reprennent certains codes visuels et thématiques dans leurs propres œuvres.
Le monde chinois
En République populaire de Chine, le cinéma est strictement contrôlé par l’État et sert principalement à diffuser des messages de propagande révolutionnaire. La sexualité en général est largement absente des films produits en Chine continentale, et toute allusion à des pratiques comme le BDSM est impensable. La Révolution culturelle a particulièrement renforcé la censure, bannissant toute forme d’érotisme ou de représentation individualiste de la sexualité.
Les territoires de Hong Kong et de Taïwan, au contraire, ont des industries cinématographiques indépendantes et plus libres, bien que toujours influencées par des valeurs traditionnelles. Hong Kong, en particulier, avec son mélange de cultures orientales et occidentales, voit émerger des films érotiques ou de genre où certaines thématiques associées au BDSM commencent à être explorées.
Les films de sabre (Wu Xia Pian) produits par la Shaw Brothers à Hong Kong incluent souvent des éléments de domination, de torture et de captivité. Ces thématiques, bien que non explicitement sexuelles, mettent en scène des rapports de pouvoir et de contrôle.
Le Lotus d’Or / Jin Ping Mei (1974 de Li Han-hsiang, inspiré du roman classique chinois, explore la luxure et les intrigues dans un contexte de domination sexuelle et de manipulation.
Ai Nu, esclave de l’amour (1972) de Chor Yuen est un thriller érotique mêlant vengeance et sensualité, où des éléments de contrôle et de pouvoir entre les personnages féminins évoquent des dynamiques de domination et de soumission.
À partir des années 1970, Hong Kong voit émerger des films érotiques souvent influencés par le succès des productions européennes et japonaises. Certaines œuvres incluent des scènes de contraintes, de fouets ou de domination, bien que souvent dans un cadre sensationnaliste.
The Bamboo House of Dolls (1973), de Chih-Hung Kuei, est un film d’exploitation se déroulant dans un camp de prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale, où les scènes de torture et de captivité rappellent des motifs associés au BDSM.
Le cinéma taïwanais, bien que plus conservateur que celui de Hong Kong, produit également quelques films érotiques explorant des thématiques comme la soumission et la domination, souvent dans le cadre de récits tragiques ou psychologiques.
Ces représentations restent néanmoins bien moins explicites que dans le cinéma japonais ou occidental de la même époque, témoignant de l’influence persistante des traditions culturelles et des limites de la censure.