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Domination au Cinéma : Entre Réalité et Fantasmes

Le cinéma, depuis ses débuts, explore les zones complexes des relations humaines, où le pouvoir et le désir se croisent et s’opposent. Les dynamiques de domination et de soumission y sont omniprésentes, qu’elles reflètent des rapports sociaux, des hiérarchies inversées ou des fantasmes intimes. À travers des œuvres érotiques, symboliques ou ouvertement provocantes, le cinéma s’attarde sur cette tension entre contrôle et abandon, entre puissance et vulnérabilité.

Ce texte plonge au cœur de cette thématique, révélant comment le septième art a su capturer, détourner et sublimer ces rapports. Entre la censure du code Hays, les détours stylistiques de grands réalisateurs, et des œuvres marquantes comme L’Ange Bleu ou Histoire d’O, le cinéma devient un terrain fertile pour interroger les tabous et les libertés humaines. Découvrez comment cette exploration artistique reflète et transcende notre condition sociale et individuelle.

« Le cinéma est le lieu du réel et de la vie » (Patrice Chéreau)

Les relations de domination et de soumission structurent profondément l’existence que ce soit dans la rue, dans le travail, dans les relations amicales ou familiales. Qu’il s’agisse du contrat de travail qui instaure un lien de « subordination » entre l’employeur et le salarié, ou de l’enfant sur lequel s’exerce « l’autorité parentale », chacun, chaque jour connait, vit, jouit, subit des relations dissymétriques où parfois il a le pouvoir sur l’autre et où parfois l’autre exerce son pouvoir sur lui.

La société au fil du temps a établi des règles, limité le pouvoir que l’on peut exercer sur l’autre ou qu’il exerce sur nous. Le pater familias de la Rome antique avait droit de vie et de mort tant sur ses esclaves que sur ses enfants et sa femme alors qu’aujourd’hui « l’autorité parentale » est partagée et limitée par la société. Dans de nombreuses sociétés l’esclavage pour dettes des enfants, de la famille y compris du chef de famille étaient une situation socialement admise (une forme de sanction) en cas d’impayé mais aujourd’hui cela est prohibé, même si certaines sociétés le pratique encore en sous-main.

L’homme est certes un animal social, en tant que tel il est inséré dans un filet relationnel serré qui, même s’il n’est pas toujours désiré, lui est nécessaire ; mais il n’est pas que cela. Il est aussi un animal conscient de lui-même, du fait qu’il est un au sein d’un ensemble d’individus, dans une foule. Cette conscience qu’il a de lui en tant qu’individu, qu’être irréductible au groupe, vient heurter et bousculer la nécessité qu’il a de vivre en société et donc de devoir s’insérer dans des rapports avec l’autre, les autres, et d’accepter de voir ses désirs, sa liberté, limités, entravés.

En tant qu’animal conscient de notre individualité nous désirons étendre notre souveraineté surtout ce qui nous entoure mais en tant qu’animal social nous devons accepter de voir celle-ci limité, réduite, niée. Cette contradiction nous conduit à vivre des situations de puissance et d’impuissance, de domination et de soumission alternativement.

A travers le sexe l’humanité s’est bien évidemment emparée de cette dimension contradictoire de son vécu de la condition humaine. Car à travers lui, à travers cette activité essentielle et structurante chacun d’entre nous peut jouer, rejouer, déjouer le vécu social. Il n’est pas de hasard dans le fait que les situations où les hiérarchies sociales sont suspendues, comme lors de carnaval ou de bacchanales, mêlent intimement renversement des hiérarchies sociales, des normes, de l’ordre établi et désordres sexuels.

« L’image a une force que la parole n’a pas forcément » (Marceline Loridan-Ivens)

Le cinéma, comme toutes formes d’art, nous parle en nous parlant d’abord de nous, parfois de façon explicite parfois très indirectement, toujours il dit quelque chose de l’humanité. Qu’il soit parfaitement réaliste, onirique ou totalement abstrait, l’art, même dans son expression la plus abstraite nous dit quelque chose de nous, mais le cinéma, car il donne le sentiment par l’image animée de la vie même, à une force de dévoilement toute particulière.

Le cinéma, dès sa naissance, s’est colleté avec le réel, s’est chargé de nous donner à le voir, ou à tout le moins de nous le faire croire. Les deux premiers films appartenaient à la catégorie que nous qualifions aujourd’hui de documentaire. Que ce soit « L’entrée du train en gare de la Ciotat » ou « La sortie des usines Lumière » ce qu’il a voulu nous montrer c’était le réel, y compris le plus trivial. L’effet en fut d’ailleurs si saisissant pour les spectateurs de l’époque qu’à la vue du train sur l’écran s’avançant vers eux certains s’enfuyaient terrifiés.

Parce que la matière première de son récit est l’humanité et le réel qui l’enserre le cinéma ne peut d’aucune façon rester étranger à la thématique de la domination soumission qui traverse les rapports entre les êtres humains. Cette thématique est présente dans de très nombreux films que ce soit de façon extrêmement explicite ou souterraine. Souvent le cinéma tend à relier dans une même dynamique, par un même fil du récit douleurs et jouissances, éros et thanatos.

« Le cinéma substitue à nos regards un monde qui s’accorde à nos désirs » (André Bazin)

Bien évidemment le cinéma, parce qu’il permet de représenter le réel, mais aussi qu’il permet de donner une réalité, une apparence de réalité, à ce qui est enfouis à très vite pétris la matière érotique et fantasmatique. (« Le coucher de la mariée » en 1896 est le 1er film érotique donnant à voir l’effeuillage de l’actrice ainsi que « Après le bal » de Georges Méliès en 1897). Mais le cinéma n’est pas qu’érotique, il est aussi très tôt pornographique même si, du fait de la censure et de la menace pénale, il reste peu de film de cette catégorie, on en connait dès 1907 (« El Sartorio »). Ce premier « porno » met en scène un viol d’une jeune femme par un satyre puis sa fuite sous les coups donnés par d’autres jeunes femmes. L’abus (même s’il finit par le consentement de la victime) la punition par la flagellation (flagellation donnée par des jeunes femmes) de nombreux éléments du panthéon érotique de la domination soumission sont déjà là présent.

L’instauration à Hollywood d’un code de production, plus connu sous la dénomination de code Hays, institué afin de préserver la morale, la famille, les institutions, va conduire aux Etats Unis les réalisateurs à développer de nombreuses stratégies pour continuer à évoquer la sexualité. Les exemples, peut être les plus célèbres, sont le baiser échangé dans « Les enchainés » par Ingrid Bergman et Cary Grant ou le strip-tease suggéré par Rita Hayworth dans « Gilda ».

Mais ce code qui impose la censure, parce qu’il conduit à la multiplication des techniques de contournement, a produit ce qui fut appelé « la fétichisation de Hollywood ». Les parties du corps qui restent « exposables », « filmables » on pourrait presque dire « exhibable » sont érotisées, magnifiées, sexualisées. Dans « L’histoire du cinéma mondial » Georges Sadoul écrit : « On transforma l’érotisme en fétichisme, en remplaçant le Sex Appeal par la Pin-up Girl. »

« On ne peut pas mentir à l’inconscient, il connait toujours la vérité. » (Françoise Dolto)

Que ce soit de façon souterraine, illégale ou bien euphémisée le cinéma continu à jouer, évoquer, donner à voir des rapports de domination soumission. Les spectateurs ne s’y trompe d’ailleurs pas. Si Greta Garbo est un tel mythe et que son unique sourire cinématographique fut à lui seul l’objet d’un presque culte c’est aussi et peut être d’abord parce qu’elle représente la femme inaccessible, supérieure et hautaine, c’est-à-dire la femme dominante.

Dans le même temps le cinéma européen n’est pas exempt ni de censure ni de représentation de situation de domination soumission. « L’Ange Bleu » de Joseph von Sternberg de 1930, qui sera à l’origine de l’aura internationale de Marlène Dietrich et de sa réputation de femme fatale et sulfureuse, en est l’archétype. Le long chemin d’humiliations et de dégradations du professeur par amour pour la chanteuse de cabaret qui le conduira à la déchéance totale et la mort est presque archétypale.
Les scènes de brutalisation, d’humiliation, de ligotage sont multiples. Si parfois elles sont filmées de façon neutre et sans suggérer de dimension érotique il n’en est pas toujours ainsi loin de là. Eric von Stroheim est connu pour ses personnages contraint par des corsets ou des minerves. Qu’il s’agisse de « Folies de femmes » en 1922 ou plus connu de « La grande illusion ». Son personnage exprime son désir de règles, de rigidités, d’ordre par une contrainte physique permanente, s’apparentant à du « bondage » socialement acceptable.

Un autre acteur est aussi connu pour son gout des rôles jouant avec les représentations de relation de domination soumission : Marlon Brando. Que ce soit dans « Viva Zapata » d’Elia Kazan, où il est promené tel un animal une corde au cou, ou dans « La vengeance aux deux visages » dont il est le réalisateur et où il subit une longue, douloureuse et manifestement satisfaisante pour l’acteur-réalisateur flagellation par son ancien ami.

Une saga cinématographique comme la série des « Angélique », presque familiale et qui fut multidiffusée à la télévision française, joue très régulièrement sur ce registre en prenant pour prétexte la multiplication des embuches qui parsèment les aventures du personnage. Agression, enlèvement, ligotage, bâillon, chaines, flagellations, arrachages de vêtements sont tour à tour convoqués pour tourmenter l’héroïne. Pour autant le spectateur n’est pas dupe. Il sait que tout cela est « pour de faux » comme disent les enfants, que l’héroïne en sortira vainqueur et que tout cela n’est qu’un jeu.

« La mystique et le cinématographe ont comme vocation la connaissance de ce qui est caché dans le visible. » (Eugène Green)

Si souvent le cinéma évoque, cite subliminalement, l’univers de la domination soumission il décide aussi parfois de pénétrer pleinement dans celui-ci, non plus seulement de l’évoquer mais d’entrer dans le vif du sujet et de l’utiliser comme révélateur.
Qu’il s’agisse d’adaptation de romans comme « Histoire d’O » du roman éponyme de Pauline de Réage, « L’esclave » tiré de « L’image » de Catherine Robbe-Grillet ou encore le film d’Alain Robbe-Grillet, « Trans-Europ Express », qui joue d’un va et vient entre fiction et réalité, avec les fantasmes d’un personnage qui est attiré par les scènes de filles attachées, de vêtements déchirés et de violences ; le cinéma a exploré avec plus ou moins de talent le monde de la domination et de la soumission.
Il l’a parfois fait au point de mêlé la fiction à la réalité. Ainsi Barbet Schroeder dans « Maîtresse » mêla scène avec des acteurs professionnels et figurants, véritable soumis conduit sur le lieu de tournage par leur dominatrice. L’actrice principale, Bulle Ogier, relate dans ses mémoires (J’ai oublié) que leur participation au tournage du film relevait de ce que leur maîtresse leur imposait.

Il l’a fait aussi en l’utilisant comme un moyen d’évoquer les différences de classes, tel Joseph Losey qui, dans « The servant » (scénario de Pinter adaptant un roman de Robin Maugham), explore les relations entre un jeune aristocrate et son domestique. Ce dernier, manipulateur dépravé, finissant par le dominer, inversant finalement les rapports de classes.

C’est encore à travers une relation dominant dominé que le cinéma interroge les rapports dans le travail entre un supérieur hiérarchique et son subordonné. Avec « La secrétaire », film de Steven Shainberg, le lien de subordination du salarié, en l’occurrence de la salariée, envers son employeur et son pouvoir disciplinaire sont réinterrogés à travers le prisme d’une relation de domination soumission. Relation où les erreurs et fautes sont sanctionnées comme dans n’importe qu’elle entreprise mais ici elles le sont par une fessée.

« Dans les longs métrages, le réalisateur est Dieu. Dans les films documentaires, Dieu est le réalisateur. » (Alfred Hitchcock)

Les plus grands réalisateurs ont joué avec l’imaginaire de la domination soumission que ce soit Buñuel, Alfred Hitchcock, Sergio Leone, Brian de Palma, Haneke, Tarantino, Lars von Trier, Polanski ou Henri Georges Clouzot. On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait que cette prédilection de très nombreux réalisateurs pour mettre en scène des récits qui joue avec cet imaginaire peut aussi être une métaphore de la façon dont ils envisagent le cinéma et leur métier. Ne sont-ils pas là pour « diriger » les acteurs ? Ne jouent-ils pas au jeu du chat et de la souris avec les spectateurs ?

Qu’il s’agisse d’Alfred Hitchcock, dont on disait de lui qu’il était « un sadique qui n’hésitait pas à torturer (psychologiquement) son entourage » (Jérôme Lachasse, Les secrets d’Alfred Hitchcock, le cinéaste le plus sadique de Hollywood), ou d’Henri-Georges Clouzot, qui avec « La prisonnière » son dernier film, qui sonna le glas de la carrière d’actrice d’Elisabeth Wiener, donne à voir une certaine idée de lui-même, cette dimension domination soumission est partout en filigrane dans leur œuvre.

C’est ce que nous dit d’ailleurs le critique de cinéma Samuel Douhaire qui considère le dernier film de Clouzot comme « Le film le plus autobiographique de son auteur, le plus sincère quant à l’exposition de ses fantasmes. Comment ne pas voir dans le héros du film cet artiste impuissant qui photographie les femmes pour les posséder, un double non refoulé de Clouzot ? Comment ne pas voir dans « la Prisonnière » une terrible description du cinéma comme invention sadique ? »

« Une femme libre est exactement le contraire d’une femme légère. » (Simone de Beauvoir)

Aujourd’hui comme hier le cinéma continue à explorer ce que raconte de chacun de nous les rapports de domination soumission. Tout récemment, en mai 2024, un film de Joanna Arnow sortait au cinéma, La vie selon Ann, dont le titre original est « The feeling that the time for doing something has passed », qui met en scène une new-yorkaise célibataire à la vie sexuelle inversement proportionnelle à son existence terne.

Sur un ton de comédie new-yorkaise, à travers des scénettes où ses amants lui donnent des ordres très divers, parfois absurde ou humiliant le film interroge la possibilité pour les femmes, après le mouvement #MeToo, de pouvoir être ce qu’elles décident d’être à partir du moment où elles le décident, y compris une soumise, une esclave sexuelle.

En utilisant le registre de la comédie ce film rassemble en lui l’ensemble des registres qui ont été utilisés par le cinéma pour évoquer la domination soumission. Registre érotique, pornographique donnant à voir, registre réaliste dans sa dimension de jeux entre personnes conscientes, consentantes qui ont librement choisi l’instauration de relations dissymétriques, et registre comique aussi.

C’est là aussi une constante du cinéma que de désamorcer ce que la représentation des jeux de domination soumission peut avoir de déstabilisant, de troublant en en faisant un élément comique. « Le grand frisson » de Mel Brooks, « La Gueule de l’autre » de Pierre Tchernia, « Un poisson nommé Wanda » de Charles Crichton, « En liberté » de Pierre Salvadori en sont des exemples parmi tant d’autres.

Mais que ce soit pour évoquer les rapports sociaux, pour jouer avec les désirs du spectateur, pour l’effrayer ou le faire rire le cinéma ne cesse de questionner les rapports de domination soumission qui se tissent entre les êtres humains que ceux-ci soient voulus ou imposés. Si, selon Isabelle Huppert, « Le cinéma est un soleil noir inlassablement attractif » les rapports de domination soumission sont peut-être le soleil noir inlassablement attractif du cinéma.

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